Nous étions une forêt, mes racines me l’ont raconté. Elles m’ont parlé
des oiseaux, des fleurs du sous-bois et même de certains humains. Ils ont
commencé à abattre quelques arbres, les ancêtres et les plus solides en
premier, pour bâtir leurs maisons. Elles poussaient comme les trilles rouges au
printemps.
Les années sont passées et la forêt est devenue un bosquet encadré de
maisons et de rues. Les oiseaux et les enfants l’animaient. Un jour, au début
d’un printemps, quelques personnes ont exploré le bosquet et l’une d’entre
elles a dit : « Si on en faisait un parc, il y a de plus en plus
d’enfants dans le quartier ». Quelques semaines plus tard, des ouvriers
ont coupé des arbres pour créer un espace pour les balançoires, les carrés de
sable, les glissoires, les bacs à fleurs et les bancs. Ils ont même ajouté
quelques arbustes pour faire joli. Le parc grouillait d’activités, les mamans
parlaient assises sur les bancs pendant que la marmaille s’amusait. J’étais là,
à peine plus haut que les bambins qui me côtoyaient.
J’ai grandi, les enfants aussi. La vie a quitté le parc en même temps que
les enfants sont partis vers les écoles. Des immeubles voisins ont été démolis.
Voyant le terrain nettoyé, je me suis pris à rêver qu’on y planterait des
arbres. Un matin, de lourds camions transportant d’énormes machines d’un jaune
éclatant ont envahi le terrain. Dans un bruit infernal, du lever du jour au
coucher du soleil, les travailleurs, casques blancs et casques jaunes,
s’affairaient. Un centre commercial a rapidement occupé presque tout l’espace.
Des hommes, les casques blancs, ont arpenté le parc. Je les ai entendus
dire : « C’est un espace perdu, inutilisé à sa juste valeur. Nous pourrions
le transformer en stationnement. La clientèle du centre va croitre, ce sera
nécessaire. » Un stationnement, des mètres et des mètres carrés d’asphalte
pour les voitures! Les balançoires, les bancs, les bacs à fleurs, tout a
disparu. Ils ont coupé les arbres. Ma vigueur et mes petits fruits rouges m’ont
sauvé. « Il est beau, vigoureux, il témoignera de l’occupation antérieure
du terrain. »
Une clôture et un carré de gazon, voilà tout ce qu’il me reste. Les
consommateurs pressés ne me voient même pas. Seuls les oiseaux animent mon
feuillage de leur gazouillis et se nourrissent de mes fruits dont ils répandent
les graines sur quelques terrains vagues ou dans des arrière-cours.
Quand mes racines seront desséchées par tant d’asphalte, qu’aucun
bourgeon ne succédera à mes feuilles à l’automne, que le printemps ne réveillera plus ma sève, par mes fruits
dispersés çà et là, j’entrerai dans la continuité.
Jocelyne
Picard
Avril
2016